Là, sur une place d'herbes folles, où des ruines s'inventent désespérément un futur, absent de tout, je n'attends rien que la brève embuscade qu'ombre et lumière tendent depuis l'aube à mon corps au verbe d'air.
Ainsi ai-je écrit : en marge de tout ce qui est figé mais
mais la révolte, mais la glaise rouge des ravines, mais l'eau qui fait défaut, mais la solitude, mais l'amour, mais le ciel s'usant à longueur d'heures, mais le soleil ramenant ses voiles au port le plus proche, mais la mort, mais la fatigue prise au piège du labeur, mais...
Jean-Claude Izzo - "Loin de tous rivages" - Éditions du Ricochet
J’ai hâte que les oiseaux reviennent recoudre les nuages, les outardes, les oies blanches, les bernaches. Je reste seul en compagnie des chaises. J’écris avec la soupe à l’alphabet, un potage d’images où l’os prédomine. Quelques virgules suffisent pour relever la sauce parmi les bouts de viande et les morceaux de phrases. De la lumière s’ajoute aux feuilles, du miel aux abeilles et du ciel aux rivières. J’ai jeté mes cigarettes. Je ne fais plus de signaux de fumée en grillant des clopes, je me contente du mégot des mots, de la braise des phrases. J’allume la parole avec un stylo Bic, son encre à pointe fine, son alphabet mouillé, ses adverbes rouillés.
J’ai hâte de retrouver mon loup, les chevreuils et leur chapelet de crottes, la course des lièvres, les écureuils courant à l’envers des branches, croquant des noix sur la pelouse, le poil roux des tamias, mes gestes et ma cabane dans le bois, l’intelligence des érables, la tendresse des bêtes, l’alphabet des plantes, la sagesse des pierres, la fraîcheur des ruisseaux. Je suis en beau calvaire devant la condition du monde, la cruauté des guerres, le sang versé des hommes, la pauvreté du cœur.
Les bras du monde rembobinent leurs veines, la colline ses torrents, la forêt ses sentiers. Mes souliers débobinent leurs pas. Je mets la table où ma blonde n’est pas. Elle n’est pas loin, presqu’à portée de main. Elle bouge dans la pièce d’à côté où je n’ai pas accès. Son regard me scrute. Elle respire dans le souffle du vent. C’est pour elle que j’écris et mes petits-enfants.
Je rêve d’un arbre pour les oiseaux, de céréales pour le pain, de vignes pour le vin, de contes pour les enfants qui se fabriquent des jouets avec des bouts de rien, des boutons de chemise, des trombones, des clous rouillés, des planches vermoulues. J’attends que remonte la ligne d’horizon, que le soleil y boive entre les écrevisses et les paumes terreuses.
Les yeux ouverts de l’homme peuvent aussi voir la nuit. Ouvrant les ailes de mes mains, je quête des caresses. J’enquête sur les choses. Je butine les roses comme une abeille d’encre sur un champ de papier. Je suis un géographe des brindilles, un ramasseur de rien. Le rêve et le réel s’unissent pour broder l’infini.
J'attache de la valeur à toute forme de vie, à la neige, à la fraise, la mouche. J'attache de la valeur au règne animal et à la république des étoiles. J'attache de la valeur au vin tant que dure le repas, au sourire involontaire, à la fatigue de celui qui ne s'est pas épargné, à deux vieux qui s'aiment. J'attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien et à ce qui aujourd'hui vaut encore peu de chose.